samedi 19 avril 2008

Une vie gâchée selon qui?

Montréal, le samedi 19 avril 2008, 16h

Il n’est pas bon de se poser trop de questions.

Depuis deux semaines environ, je m’impose une balade à pied, tous les deux jours. L’objectif de la première balade était de trouver du Koji; je ne voulais pas téléphoner à l’avance, au magasin, pour demander s’ils avaient de Koji en stock, préférant que la promenade soit aussi gratuite que possible et ne soit liée à aucune gratification particulière.

La promenade me permet, l’espace d’une heure ou deux, d’échapper à la vibration, ainsi que de prendre, non un bain de foule, mais un bain d’oiseaux (sourire), au sortir d’un hiver qui n’a guère permis de balades insouciantes, en raison du nombre de (véritables) tempêtes de neige que nous avons connu. Il fait bon entendre de nouveau, non pas ces city-gulls (goélands de ville), comme je les appelle, ni non plus les pigeons, mais ces petits moineaux ou roitelets dont les seuls objectifs semblent de picorer et de chanter.

Il ne sert à rien de se mettre en dépression en pensant que l’on a peut-être *gâché sa vie*, puisque finalement, c’est quoi, gâcher sa vie, et ce diagnostic est émis par qui, peut-être par des gens qui n’ont pas fait mieux et qui ne sont même pas conscients de leur propre *gâchis*.

Si quelqu’un ne croit pas à la vie éternelle et met tous ses œufs dans l’unique panier de la vie ici-bas, gâcher sa vie ne représente presque rien. À l’échelle du cosmos et de l’Histoire, une vie de mortel, gâchée, est bien peu de chose et je doute que cela impressionne beaucoup les vers de terre si un être humain, n’importe lequel, a prétendûment *gâché sa vie*.

Si quelqu’un croit à la vie éternelle et met tous ses œufs dans l’unique panier d’une vie qui n’aura jamais de fin, et dont il aura à rendre compte à Dieu, au dernier jour de sa vie temporelle, il faudrait, pour *gâcher sa vie*, qu’il ait détourné le regard, détourné ses pas, détourné l’oreille mille et une fois, pour éviter de voir, de rencontrer ou d’écouter qui lui tendait la main, qui réclamait son aide, son appui, son écoute. Dans l’optique de la foi, même si quelqu’un a, mille et une fois, détourné le regard, il lui suffit de s’amender et, la mille deuxième fois, de parcourir un kilomètre, que dis-je? deux kilomètres, avec qui lui demande de l’accompagner pendant un kilomètre.

Il se pourrait que j’aie *gâché ma vie* en allant passer une heure et demie dans le campus de McGill, cet après-midi. Personne ne m’y a tendu la main, ne m’a demandé de l’accompagner pendant un kilomètre. L’important est d’avoir eu le cœur ouvert et d’avoir respiré. Le reste m’est impossible à vérifier, et je pourrais avoir tout autant gâché ma vie en renonçant à une promenade qui m’a fait du bien, et au retour de laquelle j’avais envie d’écrire quelque chose.

Quand je passe plusieurs semaines sans rien écrire ici, c’est que je me mets trop de pression. Je voudrais prendre ce que j’ai appris et le tasser en deux courts paragraphes. Avec toute cette pression, les idées se mettent à tourbillonner et je permets à d’autres préoccupations, trop pratiques, peut-être trop alimentaires, de tourbillonner avec le reste, et je finis par me dire que je n’y arriverai *jamais*.

Je sais pourquoi je n’ose pas assez souvent. Ce ne sont pas les idées qui manquent, mais à force de ne pas recevoir d’encouragement, l’on tombe dans le piège de s’évaluer selon le regard des autres, au lieu de se demander à soi-même ce que l’on aurait envie de partager, ce que l’on aurait envie de dire, ce que l’on aurait envie de faire. Ou bien l’on craint de se faire dire non, ce qui n’est agréable pour personne.

Un jour, en 1999 ou en 2000, je me suis dit qu’il n'importait guère que ma vie soit gâchée ou non, et que l’essentiel était de considérer ce dont je dispose, à tous points de vue, et d’essayer d’en faire quelque chose d’intéressant, ne serait-ce que 15 minutes par jour. Ainsi, le reste s’en trouverait ensoleillé, en quelque sorte un peu réparé.

Et puis il est impossible de gâcher sa vie si l’on aime, peu importe que, selon d’autres, cet amour soit payé de retour, récompensé, ou autrement nourri. L’essentiel est d’agir, lorsqu’on voit un chemin, de suivre ce chemin et de résister à la tentation de regarder en arrière. Si l’on peut se rappeler, aujourd’hui, un seul jour où quelqu’un a eu besoin de nous et que nous avons su être là, parcourir de bon cœur deux kilomètres (ou plus) avec cette personne, c’est déjà beaucoup.